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Les gilets jaunes : un vol d’étourneaux sorti de terre

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Sémiotique des gilets jaunes.

Par Robert Marty 

Gilet_jaune

1 L’analyse sémiotique : les ingrédients.

      1.1 Les existants : choses et lieux.

             1.1.1 Le gilet jaune.

À tout seigneur tout honneur car tout « gilet jaune » porte en lui-même (on va le vérifier) une puissance de signification qui cadre déjà le champ de l’analyse, sans le limiter puisqu’une valeur-signe n’est pas immuable. A ce jour, elle est déjà très éloignée de celle qu’elle avait au tout début du mouvement. Ses initiateurs, en le sortant de la boîte à gants, ont radicalement changé son statut sémiotique, ce qui d’ailleurs n’a aucunement invalidé sa signification originelle, bien au contraire.
Dans chaque véhicule à moteur la loi impose la présence d’un gilet jaune. Depuis le 13 février 2008 dans tout véhicule il doit y avoir obligatoirement un triangle de pré-signalisation et « un gilet de sécurité ou de haute visibilité » à revêtir avant de sortir du véhicule à la suite d’un arrêt d’urgence. Depuis le 19 octobre 2008 les cyclistes doivent le revêtir la nuit pour circuler hors agglomération. La fonction du gilet jaune est donc de rendre hautement visible toute personne en déplacement qui se trouve en situation d’urgence à la suite d’un arrêt par panne ou par accident. Cela dit, après deux mois de crise nationale, on voit, a posteriori certes, que s’illustre la maxime du pragmatisme déjà citée selon laquelle la signification d’un objet réside dans l’usage que l’on en fait. Dans le cas du gilet jaune, d’un strict point de vue sémiotique, c’est clairement un usage métaphorique plus ou moins conscient, qui en est fait. Il suffit pour cela de passer de la route, ce lieu dans lequel on décrit des parcours dans l’espace physique à la société civile en se référant au concept abstrait de « trajectoire sociale » qui est attachée à tout individu. Et la métaphore peut être filée. Par exemple, il y a des autoroutes, des nationales, des départementales, des chemins, toutes voies qui peuvent avoir une correspondance dans ce transfert. Les mouvements individuels et collectifs dans l’espace routier peuvent être transférés en conservant leurs fonctions intactes. La naissance dans une famille aisée ouvre une voie royale (une autoroute) vers les situations sociales les plus haut placées tandis qu’un fort handicap socio-culturel promet des galères sur des voies de garage. Bref le gilet jaune comme objet destiné à se rendre visible dans les cas d’urgence afin de se retrouver en sécurité personnelle devient un objet destiné à se rendre visible dans la société pour revendiquer une « sécurité sociale ». Le gilet jaune était déjà là, un support de communication extraordinairement adéquat, un rêve de communicant, sous la main, à saisir dans la boîte à gants de chacun ! En l’exhibant sur soi ou sur son pare-brise on produit un signe dans le champ de la circulation routière qui devient de facto un signe dans le champ social avec des fonctions iconiques extrêmement puissantes. Ce n’est même pas un coup de génie, c’est une opportunité de fait qui s’est imposé par sa force propre et n’a même pas eu besoin d’explicitation.
On est donc passé, en quelques jours, d’un signe de loi institutionnalisé par des textes officiels pour la route à un signe de loi instituant dans la société civile, un signe qui s’est aussitôt institué en phagocytant presque sa valeur d’origine : par son truchement des personnes jusque-là invisibles accèdent à la lumière et énoncent sémiotiquement, du même coup, l’urgence de les secourir.
Quelle était l’urgence ? Elle est apparue progressivement et s’est accrue au fil des semaines : d’abord le gilet a signalé que ceux.celles qui l’exhibaient étaient significativement atteints par des hausses de carburant et des taxes qui  compliquaient singulièrement leurs fins de mois avancées de plusieurs jours. Dans les campagnes ils signalaient de plus qu’on y ressentait une sorte de répression sélective due à la limitation de la vitesse à 80 km/h avec l’accroissement inévitable d’une punition financière par les radars. On observera que ces deux mesures ont assuré de façon performative[1] la connexion du champ routier au champ social puisqu’elles ont des valeurs dans les deux champs, simultanément : « cela coûte plus cher de circuler » est équivalent et dit aussi « cela coûte plus de vivre ou de survivre ».

Le gilet jaune porte en lui-même la métaphore fondatrice du mouvement. Celui ou celle qui le porte « performe » son identité en même temps qu’il la socialise. 

                       1.1.2 Le rond-point.

Les ronds-points sont les lieux privilégiés ou vivent les gilets jaunes ; ils y passent beaucoup de temps et ce n’est pas par hasard. En effet le rond-point est en soi une figure de la connectivité d’un territoire (un nœud de communication). Il surtout déjà-là, dans l’univers routier installé par le gilet jaune et par les conditions sociales de son apparition dans le champ social. D’une certaine manière il en est le complément indispensable.
La France est le pays champion du monde des ronds-points. On en compte plus de 50 000, 6 fois plus que l’Allemagne, 10 fois plus que les USA. Ils sont des figures centrales d’un maillage territorial des lieux ou s’accumule, avec plus ou moins de fluidité, le flot des véhicules constitutif de ce qu’on nomme « la circulation ». Ce sont donc des lieux privilégiés où l’on peut à la fois se montrer et être bien vu grâce aux ralentissements obligés et aussi contrôler les déplacements des personnes et des biens. De ce point de vue ce sont des points névralgiques et je cède à la tentation du jeu de mots facile : ce sont des ronds-points névralgiques Et comment ne pas évoquer à ce propos le rond-point des Champs-Élysées avec l’Arc de triomphe en son centre et la surcharge symbolique de la tombe du Soldat Inconnu. Pour les gilets jaunes il est, en quelque sorte, le rond-point des ronds-points. Dès lors on ne s’étonnera pas de l’appétence particulière des gilets jaunes pour ce lieu historique. Des événements significatifs s’y sont déroulés sur lesquels la méthodologie de l’analyse m’imposera de revenir.
En approfondissant la réflexion sémiotique on peut faire un rapprochement évident entre un rond-point et un neurone. Il suffit de voir un schéma de neurone pour en être convaincu. D’ailleurs en informatique on développe des logiciels d’intelligence artificielle fondés sur l’exploitation de réseaux de neurones formels qui imitent plus ou moins le fonctionnement du cerveau humain. Un neurone formel est représenté par le même graphisme qu’un rond-point[2] :

neurone formel

Tout cela pour mettre en lumière l’iconicité très forte -statique et dynamique- entre le maillage territorial par des ronds-points reliés par des routes parcourues par des flux de véhicules, de personnes et de biens et les influx nerveux qui en circulant dans les cerveaux font l’activité cérébrale. Le jeu de mots gagne en sérieux et prend maintenant une valeur moins ludique … Pour Charles S. Peirce : « pour transmettre une idée, il faut une icône « … Pas n’importe laquelle, bien sûr … mais celle-ci frôle la perfection …Il n’est pas indifférent de rappeler que les occupants des ronds-points remettent en cause une majorité qui s’intitule « En marche »[3] … Icône contre icône …

                     1.1.3 Les Champs-Élysées (hors rond-point)

« La plus belle avenue du monde »… les reporters ne se sont pas privés de répéter à l’envi cette périphrase éculée et les gilets jaunes ne se sont pas privés non plus de s’y montrer semaine après semaine. De plus c’est un lieu qui a été ignoré de tous temps – hormis circonstances exceptionnelles – par les manifestations syndicales ou politiques. Etre présents en ce lieu c’est se donner une visibilité supplémentaire assurée dans un univers auxquelles la plupart des gilets jaunes sont habituellement étrangers, marqué par le grand luxe consubstantiel de l’ISF, une antienne du mouvement. La visibilité nationale et internationale y est assurée et le symbole a été contesté à peu de frais, pour les gilets jaunes bien entendu …Qu’ils soient saccagés – peu importe par qui – deviendra la parabole d’un désir refoulé et partagé.

                     1.1.4 les péages.

Ce sont des lieux dans l’environnement routier … lieux de passage obligé pour les membres de la société civile, avec en leur sein les gilets jaunes. Ce sont des lieux où se prélève du pouvoir d’achat, sans distinction sociale. De plus les sociétés d’autoroutes et leurs actionnaires sont souvent accusés de bénéficier de prélèvements indus. Les autoroutes se sont imposées dans les territoires au titre d’un développement économique qui ne leur a pas toujours bénéficié alors qu’elles les ont profondément marqués.

                      1.1.5 les smartphones.

Ce sont de nos jours des prothèses communicationnelles à disposition de tous les acteurs ; ce sont les instruments incomparables d’une communication horizontale extrêmement performante dans les collectifs humains. Les gilets jaunes en exploitent toutes les possibilités.

                      1.1.6 A un degré moindre, on retiendra :

-         Les moyens du maintien de l’ordre symbole indice de la force légitime incluant les équipements des forces de police et y compris leur armement notamment les grenades lacrymogènes et de désencerclement, les Lanceurs de balles de défense (LBD), les blindés de la gendarmerie, les canons à eau
-         Les bâtiments institutionnels de toute nature : Préfectures, Sous-préfectures, Ministères) , en règle générale les lieux de pouvoir,
-         les frontières physiques de la France.

1.2 Les faits, incluant les personnes et les événements qui les concernent. 

                      1.2.1 Le président Macron. 

Le président est la figure centrale de la Ve République. À ce titre il est concerné par tout ce qui se passe sur le territoire de la Nation et il se voit imputer la responsabilité de toutes sortes de dysfonctionnements. « Macron démission » est donc l’injonction vocale et scripturale majeure. Car incarne et dit la loi. Une vision simpliste assez fréquente réduit le mouvement à une confrontation entre les gilets jaunes et le président Macron. Tout le reste ne serait qu’un fond sur lequel se déroule ce conflit. C’est un écueil à éviter. Il convient de lui adjoindre son épouse Brigitte Macron.

                      1.2.2 Les figures du mouvement.

Ce sont des gilets jaunes qui se sont signalés soit par leur rôle dans la naissance du mouvement soit par leurs attitudes ou déclarations retentissantes. Les médias ont produit sur eux un effet de loupe qui a accru leur visibilité. Ce sont pour la plupart des figures de la radicalité et du refus. Ils remettent en cause les lois et se placent dans une position instituante. Les principaux noms : Priscilla Ludofski, Eric Drouet, Maxime Nicolle, Ingrid Levavasseur, Jakline Mouraud, Jerôme Rodriguès Hayk Shahinian…

                     1.2.3 Le personnel politique en place (et surtout dans l’opposition) :

On doit retenir à minima : la présidente du Rassemblement National Marine Le Pen, le président de la France Insoumise Jean-Luc Mélenchon, le président des Républicains Laurent Wauquiez, le Premier Ministre Edouard Philippe, le ministre de l’intérieur Christophe Castaner et ponctuellement certains membres du gouvernement ; chacun d’eux joue principalement un rôle stratégique.

                      1.2.4 Les fonctionnaires de police et de gendarmerie

Ils sont chargés d’exercer la force légitime de l’État. Ils sont représentés par divers syndicats ; leur parole est toujours rapportée. Ce sont des figures de violence antagonistes de celles des casseurs.

                      1.2.5 Les casseurs  

Ils incarnent la contestation absolue anti-institutionnelle pour certains et/ou agissent comme des prédateurs sur les biens pour d’autres. Ce sont les auteurs majoritaires des exactions commises. Il semblerait qu’ils aient contaminé ponctuellement des gilets jaunes à priori pacifiques.

                      1.2.6 Les députés de la majorité

Ils défendent et principe les positions du gouvernement ; il arrive exceptionnellement que certains soient critiques. Ce sont des figures du suivisme intégral. 

                      1.2.7 Les manifestations hebdomadaires

Ce sont les moments de visibilité maximale avec suivis par des éditions spéciales en continu et par là-même des indices de la vitalité du mouvement même si leur comptabilité est discutée.

                      1.2.8 Les morts des ronds-points et les nombreux blessés des deux côtés.

Ils sont l’objet d’un comptage permanent et médiatisés à proportion de la gravité de leurs blessures. Figures de la violence subie ils sont l’objet de déploration et d’exploitation politique constantes à grand renfort de photos significatives à forte charge émotionnelle, surtout quand c’est une figure importante du mouvement qui est frappée. Une manifestation leur a été dédiée le 2 février ; des blessés étaient présents et beaucoup de manifestants se sont déguisés pour la circonstance.

                      1.2.9 Les médias, notamment les chaînes d’information continue

Ils jouent leur rôle habituel de caisse de résonance avec notamment les passages en boucle des évènements les plus saillants qu’ils potentialisent en ajoutant la prégnance à la saillance. Ils sont accusés de collusion avec le pouvoir, fonctionnent comme des mauvais objets jusqu’à être qualifiés de chiens de garde de la bourgeoisie par les plus radicaux. J’emprunte volontiers le terme « imago » à la psychanalyse pour traduire le fait qu’ils sont appréhendés à travers des schémas imaginaires inconscients qui les visent impulsivement. Ils délivrent de plus une masse quotidienne incroyable de discours portant analyse et/ou jugement du mouvement ; toutes la facettes du savoir social y sont représentées par des experts de tous calibres ; ils sont souvent confrontés à des acteurs du mouvement

                      1.2.10 Les réseaux sociaux

Ce sont les lieux de la genèse et du maintien de la vie du mouvement et aussi de sa contestation.  Figures de la connectivité grâce à laquelle ils ont investi toutes les formations sociales ainsi que les relations interpersonnelles ils apparaissent comme la condition essentielle de possibilité du mouvement. 

                     1.2.11 Le grand débat

A ce jour il est en cours et loué comme initiative démocratique de première grandeur par les uns, décrié comme tentative d’enfumage caractérisée et il laisse les plus nombreux dans l’expectative. Il portera ces trois signes jusqu’au temps des conclusions.

                     1.2.12  Les élections européennes

Les hasards du calendrier ont contraint le mouvement à s’interroger sur son entrée dans les institutions … européennes dans l’immédiat en formant des listes. Début Février on comptait 4 listes en formation pour une échéance en mai. Les élections municipales de 2020 sont visées par certains regroupements en cours.

Tout cela fait beaucoup d’éléments à prendre en compte et témoigne de la complexité du mouvement. Ils ont tous une valeur qui selon l’actualité qui les porte au-devant de la scène peut augmenter brusquement. L’ordonnancement ci-dessus n’est donc pas un classement par ordre d’importance. Ils appellent une catégorisation pour une meilleure appréhension.

 1.3 Les émotions et les sentiments (qualities of feelings)

 Il s’agit dans ce dernier point de la phase purement analytique de répertorier les qualités générales qui sont attribuées au mouvement et qui le caractérisent en tant que tel ou qui sont rattachés à des acteurs principaux et/ou des évènements saillants et/ou fortement prégnants. Etant des qualités elles seront désignées généralement par des adjectifs ou des locutions adjectivales.

                   1.3.1 Le jaune des gilets.

En toute rigueur j’aurais dû écrire « la jaunéité des gilets ». En effet la valeur-signe de cette couleur dépend beaucoup de sa brillance. Un jaune brillant, destiné à maximiser la visibilité évoque le soleil (c’est la couleur la plus utilisée pour sa représentation en peinture). A ce titre il a une valeur positive : chaleur et lumière et tous leurs corrélats psychologiques seront présents dans les esprits dans le temps de sa perception tandis qu’un jaune plutôt terne, éteint, celui qui a donné son nom à la jaunisse caractéristique de l’ictère du foie est généralement associé à la traitrise et à la tromperie (le cocuage du théâtre de boulevard), la félonie … Je retiendrai que son ambivalence pourra lui permettre de figurer dans des argumentations radicalement opposées. Et pourtant il s’est trouvé un esthète pour synthétiser les deux aspects, mais ça c’était avant (2008) ; aujourd’hui il trouve lui aussi une place dans la métaphore[4]

1.3.2 Les caractères attribués au mouvement.

En vrac : illisible, chaotique, hétérogène, confus, violent, anarchique sont les plus fréquents mais ils voisinent souvent avec nouveau, surprenant, inattendu, émergent, inventif …ce sont deux groupes qui peuvent être utilisés pour le déqualifier ou au contraire pour le couvrir des mérites de la créativité.

1.3.3 Les caractères attribués au Président.

Méprisant, arrogant, distant, pour ce personnage central mais aussi jeune, séduisant, intelligent, compétent …

                  1.3.4 Les caractères attribués aux principaux opposants.

Extrême (de droite), nationaliste, souverainiste, xénophobe pour la principale opposante de droite, mais aussi appréciée dans les milieux populaires, bien installée, sans concurrence réelle dans son espace …

Impulsif, extrême (de gauche), autocrate, mais aussi cultivé, franc, direct pour le principal opposant de gauche …

Je limite pour l’heure l’énumération des qualités à cette courte liste me réservant de mettre ponctuellement en valeur d’autres caractères.

Ce qui apparaît sans peine c’est que les qualités dessinent très clairement un univers binaire peuplé de couples oppositifs parmi lesquels le traditionnel gauche/droite est assez peu présent sauf quand il est associé à « extrême ».

       1.4 Concepts, lois, régularités d’un futur indéfini proposées par les commentateurs y compris par les acteurs eux-mêmes

                        1.4.1 Augmentation du pouvoir d’achat

C’est une notion universelle par principe mais très relative. Elle peut être diversement appréciée (et mesurée). Quoi qu’il en soit elle prend de plus en plus d’importance quand on descend dans l’échelle sociale. A cet égard le mouvement est sûrement très hétérogène.

1.4.2 Rétablissement de l’Impôt sur la fortune.

Mesure symbolique s’il en est dont l’ambivalence est constamment sur la table : mesure de justice sociale voire de punition sociale pour les uns, desserrement d’une contrainte économique pour les autres. C’est un marqueur gauche vs droite.

                       1.4.3 Suppression de la limitation de vitesse à 80 km/h sur les routes secondaires.

C’est un thème ambivalent qui sauve des vies d’un côté et qui de l’autre est vécu dans les campagnes comme une vexation supplémentaire de la part du centre. Pour le gouvernement c’est le type même d’une injonction contradictoire.

                       1.4.4 Le Referendum d’Initiative Citoyenne (RIC)

La revendication n’était pas présente au début ; elle est étroitement associée à l’auto-proclamation de mouvement comme « le peuple ». Ce dernier revendique par ce biais un contrôle absolu du contrôle des décisions de quelque pouvoir que ce soit. Il porte avec lui une remise en cause radicale de la démocratie représentative. Il connecte le mouvement avec l’épopée révolutionnaire née en 1789 et en devient le signe avéré.

            1.4.5 Les modifications des institutions de la Vème République

Mesures avancées : la diminution du nombre de députés et de sénateurs, voire la disparition du Sénat ; la baisse drastique des rémunérations des élus ; la capacité législative d’assemblées de citoyens, la possibilité de révoquer les élus en cours de mandat …

                        1.4.6 Pêle-mêle conceptuel

Baisse des taxes, fins de mois, impôt sur le revenu, inégalités multiples, justice sociale, redistribution, fin de l’état providence, CNR, paupérisation, travailleurs pauvres, président des riches, théorie du ruissellement, néo-libéralisme, mondialisation, jacquerie, révolte, révolution, sans-culottes, poujadisme,  élites, ENA, Grandes Ecoles, Bercy, boboïsation des centre-ville, France périphérique, France Périurbaine, métropolisation, invisibilité sociale, violence, casseurs, violences policières, répression.

Dans cette section aussi il y a un très grand nombre d’éléments à prendre en compte avec les relations qu’ils entretiennent de surcroît. Classiquement on réduit cette complexité par la catégorisation ; on n’a pas trouvé mieux pour permettre à l’esprit humain d’appréhender la complexité : penser avec un nombre réduit de catégories plutôt que de se noyer dans la multitude.

         1.5 Totalisation : un mouvement social rhizomique et fractal vs des institutions obsolètes verticales.

Voici venu le moment de la totalisation. Il faut avancer des concepts qui recouvrent ou encapsulent au maximum les ingrédients énumérés de 1.1 à 1.4 et de s’assurer que ce qui est éventuellement laissé de côté est négligeable au sens qu’ils affectent peu la signification globale.

Le concept de rhizome[5] s’impose. emprunté à la botanique il est introduit dans la théorie philosophique par Gilles Deleuze et Félix Guattari : « un rhizome est un modèle descriptif et épistémologique dans lequel [ … ] tout élément peut affecter ou influencer tout autre. » On oppose ce modèle aux modèles d’organisation pyramidaux descendants dans lesquels l’information, le commandement circulent du haut vers le bas. Son intérêt est évident et pas seulement pour appréhender le mouvement des gilets jaunes pour lequel sa pertinence crève les yeux :  » Étant polymorphe — voire polycéphale —, le rhizome n’a par conséquent, pas de centre : cela le rend particulièrement intéressant pour la philosophie des sciences, la philosophie sociale, la sémiotique ou encore la théorie de la communication contemporaine. Sa direction peut être totalement inopinée et sa progression chaotique. De la même manière, il n’a ni début ni fin prédéterminés : il se développe de façon aléatoire. Chaque élément de la structure peut donc potentiellement amener à une évolution de l’ensemble. » Le modèle se renforce encore avec l’adjonction du principe fractal[6] selon lequel chaque élément est à l’image du tout, ce que la nature fait quelquefois à merveille, par exemple dans le chou romanesco :

Chou_Romanesco-entier

De plus, Deleuze et Guattari notent que «  Le rhizome est plutôt intrinsèquement souterrain (underground), mais les fruits de sa croissance se montrent explicites, (improvisés et spontanés) ; et au pire le rôle du rhizome serait d’être foncièrement catalyseur (en veille). »
Ceci étant bien précisé il reste à voir ce que ces deux concepts encapsulent, directement ou indirectement, du matériel analytique énuméré auparavant. 

                         1.5.1 Le rhizome « pré-gilets jaunes ».

On l’a assez dit les gilets jaunes étaient invisibles. La métaphore botanique du rhizome les renvoie sous terre (underground) et elle supporte très bien cette invisibilité. Mais pas seulement : car sous terre déjà, il n’y avait pas de centre, pas d’organisation structurée, c’était en quelque sorte le chaos souterrain des perdants de la mondialisation, sous les pieds des gagnants. Et lorsqu’ils sont sortis ils ont épousé les formes disponibles dans l’espace physique les plus proches de leur connectivité souterraine, à savoir le réseau routier et ils ont spontanément fleuri dans les ronds-points. Et les zones périphériques, péri-urbaines apparaissent alors comme autant d’espaces en-dessous desquels se trouve le terreau de mauvaise qualité sociale dans lequel ils sont nés et dans lequel il a végété pendant des décennies. A ce point on se trouve donc avec l’image d’une carte routière du pays parsemée de choux romanesco sortis de terre dans un très grand nombre de ronds-points. Le rhizome a fait irruption dans une organisation sociale qui ne l’attendait pas …
Le mouvement était dans l’horizontalité sous terre ; il conserve cette caractéristique en émergeant dans le réseau routier.

                         1.5.2      La caractéristique fractale.

En lisant dans l’article remarquable du sociologue François Dubet dans le recueil d’hypothèses sur le mouvement des gilets jaunes publié par Analyse, Opinion, Critique (AOC[7]) on pense à la fractalité: « tout se passe comme si chaque individu était un mouvement à lui tout seul »(p.43). J’y ajouterai que l’observation montre que chaque individu est intimement persuadé d’incarner le mouvement à lui tout seul mais que chacun accorde ce droit aux autres, un levier très fort pour comprendre cette incapacité du mouvement à se donner un.e leader incontesté.e et aussi cette réaction collective qui consiste à critiquer violemment, voire menacer de mort, tout.e gilet jaune qui se singularise dans l’espace public. D’une certaine manière, cette incapacité est, paradoxalement, « structurelle » pour un mouvement qui a juste la structure réticulaire basique qu’il s’est donnée en investissant les ronds-points. D’ailleurs le « retour vers les ronds-points » a été proposé comme une sorte de talisman pour enrayer la décroissance récente du mouvement en revenant aux origines.

La fractalité prend bien en charge des caractéristiques essentielles du mouvement qui sont validées par la presque totalité des observateurs.

                        1.5.3      Des institutions obsolètes verticales.

Le mouvement émerge avec des revendications qui découlent directement de sa nature souterraine. Son but « natif  » c’est donc de s’attaquer aux causes profondes qui les ont conduits là où ils étaient. Et dans cette recherche d’existence, telle la République selon Saint-Just, il est dans l’obligation de détruire tout ce qui lui est opposé car tout ce qui lui est opposé, principalement la violence légitime de l’Etat, tend à le renvoyer objectivement à son état antérieur, à savoir, sous terre, invisible. Le jeu des institutions, la démocratie représentative, tous les processus sociaux actifs se trouvent du côté des causes et toute velléité d’entrée dans des processus de délégation de pouvoir est vécue comme une trahison. Sa nature profondément destructrice voire nihiliste le voue au refus et à l’affrontement permanent.

L’institué c’est l’ennemi du gilet jaune, sous toutes ses formes. Sa radicalité est native ; elle est incorporée dans la métaphore botanique.

1.6         Conclusion

Un examen minutieux des « ingrédients » relevés dans les points 1.1 à 1.4 montre que l’assertion suivante :

« le mouvement des gilets jaunes est un mouvement rhizomique et fractal, par nature destructeur de l’institué social et faiblement instituant « 

encapsule directement ou indirectement l’ensemble des observables retenus.

 2.   Une traite tirée sur l’avenir

               2.1 A court terme

Le mouvement est pris dans sa logique native ; il est incapable de tempérer sa radicalité, de passer le moindre compromis politique ne serait-ce que parce qu’il ne peut déléguer à aucun de ses membres la moindre responsabilité en ce sens. Il est donc condamné à exiger tout, tout de suite, avec des moyens de plus en plus violents et une phraséologie révolutionnaire d’autant plus dure que ses effectifs se réduisent. A cet égard il est de plus en plus contraint de donner une sorte de procuration implicite à la mouvance ultra gauche ultra violente dont le seul objectif est de tenir la rue en cassant tout, en dehors de tout respect y compris de la vie humaine. Un paroxysme doit advenir qui le coupera de ses derniers soutiens dans l’opinion ; il ne restera aux dernières figures qu’à promettre des surlendemains qui chantent et à faire écrire leurs mémoires par des hagiographes compagnons de route.

             2.2 A court et moyen terme.

 Avec son « grand débat national » le pouvoir légitime a habilement mis en place un contre-feu qui a affecté non pas le mouvement lui-même mais la vague de sympathie qui l’accompagnait dans l’opinion. Tout se passe comme si cette stratégie était fondée sur la connaissance de ce que le sociologue René Lourau[8], l’un des fondateurs de l’Analyse Institutionnelle, a nommé « l’Effet Mulhman[9] » selon lequel « Un mouvement s’institutionnalise à proportion de l’échec de sa prophétie initiale ». En captant dans le grand débat pyramidal institutionnalisé une partie de l’instituant politique dont le mouvement était porteur (la remise en cause de la démocratie représentative ; les possibilités contrôlées, atténuées de referendum notamment …) le pouvoir a mis en place les conditions de la visibilité de cet échec en créant une voie latérale plus large, davantage et mieux fréquentée, dans laquelle s’expriment -sur les mêmes sujets- des gens sensés, respectueux des institutions et de bonne foi, autour d’un président animateur maître de tous les dossiers. Une vaccine sociale bien venue qui précipitera la fin du mouvement dans une frustration fatale génératrice d’une violence de plus en plus irrationnelle. Un autre effet qu’on pourrait en attendre c’est aussi une immunisation de la société civile en France contre les vents mauvais du populisme qui soufflent en Europe ( Italie, Hongrie, Pologne …) et aux Amériques  (l’Amérique de Trump, le Brésil de Bolsonaro, …)  .

      2.3 A long terme. 

Il est probable que ce mouvement apparaîtra comme l’analyseur fondamental du creusement accéléré des inégalités de toutes sortes dans la logique de la mondialisation et qu’il incitera fortement les élites mondiales qui sont à la manœuvre à mettre en place des régulations qui assurent à chacun une part du gâteau suffisante pour vivre correctement.

Faute de quoi un rhizome encore plus fort, encore plus radical, encore plus violent surgira de sous nos pieds … 

 

 


[1] La performativité est le fait pour un signe linguistique (énoncé, phrase, verbe, etc.) d’être performatif, c’est-à-dire de réaliser lui-même ce qu’il énonce. Le fait de prononcer un de ces signes fait alors advenir une réalité. (Wikipedia) (par exemple lorsqu’un président d’une réunion organisée prononce la phrase : « la séance est ouverte »). La notion peut être étendue à des signes non-linguistiques.

[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Neurone_formel

[3] Une remarque qui m’a été suggérée par Jacques Gélin.

[4] Une suggestion bien venue de Martine Arino.

[7] AOC#1, « Gilets Jaunes », hypothèses sur un mouvement, La découverte, Paris, 2019, ISBN 978-2-348-04370-3.

 

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  Robert Marty, Honorary Professor, University of Perpignan (France),   robert.marty@bbox.…